Vous-êtes vous déjà demandée, en prenant un rdv chez une psychologue, si elle allait pouvoir saisir toutes les subtilités de votre culture et de votre religion ?

Vous êtes-vous déjà questionnée de savoir si la psychologie, telle qu’elle est présentée en Occident, était véritablement compatible avec votre foi ou vos traditions culturelles ?

Si la psychologie est l’affaire de tous, il est évident que le modèle occidental en propose une vision teintée de colonialisme et donc par conséquent, qui peut être restrictive.

Dans cet article, nous proposons de réfléchir, ensemble, à la nécessité de décoloniser la psychologie. Eh oui, la psychologie n’est pas seulement occidentale, elle est aussi que l’humanité toute entière et ce, depuis bien plus longtemps qu’il n’est souvent suggéré.

Pour commencer, faisons un petit point définition. Nous savons toutes à quoi renvoie la colonisation : le fait de « transformer un pays en un territoire dépendant d’une métropole ». Très rapidement (et non sans un sentiment de colère) nous viennent en tête les colonisations de l’Algérie ou de la Palestine pour ne citer qu’elles. Quant à la décolonisation, elle renvoie au « processus par lequel un pays jusque-là colonisé accède à l’indépendance. » (CNRTL).

OK très bien mais alors, de quoi on parle quand on dit « décoloniser la psychologie » ? 

Ici on parle, par métaphore, du fait de « libérer, rendre une certaine autonomie » à cette science qui est très influencée par la vision du monde des pays colonisateurs. La décolonisation de la psychologie est un sujet qui a été traité aujourd’hui de bien des manières. Les chercheurs en psychologie qui font preuve d’esprit critique ont démontré que la psychologie occidentale est largement européo centrée, c’est-à-dire qu’elle repose principalement sur des concepts, théories et pratiques développés à partir des expériences, valeurs et contextes socioculturels des sociétés européennes et nord-américaines. Cela signifie qu’elle tend à universaliser des modèles de comportement et de développement humain qui sont en réalité spécifiques à ces cultures, au détriment des perspectives issues d’autres traditions, comme celles des sociétés asiatiques, africaines ou moyen-orientales

Beaucoup de communautés ressentent que leur histoire est prise en otage, tout comme leurs modes de pensée, de travail et de recherche. Ce sentiment découle souvent de la manière dont les institutions, les discours académiques et les pratiques professionnelles tendent à imposer des cadres occidentaux comme norme universelle, reléguant au second plan les savoirs et approches issus d’autres traditions. 

Par exemple, une musulmane confrontée à l’anxiété peut trouver du réconfort en s’appuyant sur des pratiques religieuses profondément ancrées dans sa foi, comme la récitation du Coran, le dhikr (l’évocation d’Allah), ou les douas (invocations). Ces pratiques sont non seulement des “rituels religieux”, mais également des ressources psychologiques puissantes qui lui permettent de se recentrer, d’apaiser son esprit et de renforcer sa relation avec Allah face aux défis. 

Cependant, dans un cadre thérapeutique occidental classique, ces besoins spirituels sont souvent ignorés, voire mal compris. Par exemple, si elle exprime à un professionnel de santé qu’elle ressent un wass wass (des pensées intrusives et des doutes souvent liés à la foi), il peut arriver que cette expérience soit interprétée uniquement à travers le prisme des troubles obsessionnels-compulsifs (TOC), sans prendre en compte la dimension spirituelle qui accompagne cette lutte intérieure.

Ces réflexions nous amènent à un constat essentiel : il est nécessaire de réévaluer non seulement la manière dont la psychologie est enseignée et pratiquée, mais aussi la manière dont elle est perçue dans les sociétés influencées par des cadres culturels différents. Car derrière cette vision occidentale dominante, se cache une forme de colonialisme intellectuel qui limite la diversité des approches et des pratiques.

Alors, comment dépasser ces limites ? Comment redonner à la psychologie sa pluralité et sa capacité à répondre aux besoins de toutes les communautés, sans effacer leur histoire ou leurs spécificités ? Pour cela, il faut d’abord prendre conscience des héritages invisibles qui influencent nos esprits et nos institutions.

C’est ce que nous explorerons dans cette première partie : “Il est temps de décoloniser nos esprits.”

Il est temps de décoloniser nos esprits

Aujourd’hui, les pratiques de soin, de santé et d’enseignement continuent d’être profondément marquées par des héritages politiques et idéologiques issus de l’ère coloniale occidentale. Ces systèmes privilégient les valeurs, les connaissances et les approches de la société dominante, reléguant souvent au second plan les perspectives issues d’autres traditions. Pour les individus issus de ces communautés, notamment les descendants d’immigrés, cela se traduit fréquemment par des expériences de stigmatisation, d’oppression et de marginalisation. Ces vécus, déjà lourds, s’ajoutent à un fardeau historique de traumatismes intergénérationnels et d’injustices systémiques.

Mais cette domination culturelle ne s’arrête pas aux structures sociales ou aux pratiques institutionnelles : elle s’infiltre également dans nos esprits. Nous intériorisons, parfois sans nous en rendre compte, les normes, les valeurs et les cadres imposés, jusqu’à douter de notre propre légitimité. Vous savez, ces moments où l’on se dit : « Je ne vais pas postuler à ce master, ce n’est pas pour moi, enfant d’ouvrier » ou « Ce professeur ne prendra jamais au sérieux ma demande de collaboration à cause de mon voile. » Ces pensées ne viennent pas de nulle part. Elles traduisent une assimilation insidieuse du rejet et de la discrimination, qui nous enferment dans un sentiment d’impuissance. Décoloniser nos esprits, c’est avant tout reconnaître ces mécanismes invisibles et s’en libérer!

Ethnocentrisme : une psychologie biaisée

Quand on parle de la vision restrictive de la psychologie occidentale, le terme “ethnocentrisme” revient souvent. Défini comme “la tendance à privilégier les normes et valeurs de sa propre société pour analyser les autres sociétés” (Larousse), cet ethnocentrisme se manifeste de plusieurs façons dans la psychologie contemporaine :

L’illusion d’objectivité des données :

En sciences de la santé et en psychologie, les données cliniques sont présentées comme des vérités absolues. “Les chiffres ne mentent pas”, entend-on souvent. Pourtant, les interprétations de ces données sont loin d’être neutres. Comme l’explique Goldacre (2022), elles sont souvent façonnées par des intérêts politiques, organisationnels ou commerciaux. Derrière les études “scientifiquement prouvées”, combien de fois avons-nous pris pour acquis des conclusions sans examiner les biais culturels ou économiques qui les sous-tendent ? Ces données reflètent-elles réellement des vérités universelles ou simplement des perspectives occidentales ?

L’obsession d’un universel psychologique :

Pendant des décennies, les psychologues ont cherché des lois universelles applicables à tous les êtres humains, minimisant les spécificités culturelles. Par exemple, les tests d’intelligence, largement utilisés aujourd’hui, sont fondés sur des normes occidentales. Ces outils, comme ceux développés par Pearson, ont même des origines liées à l’eugénisme, une idéologie qui cherchait à “sélectionner” les individus en fonction de critères prétendument scientifiques. L’héritage de ces pratiques continue d’influencer les outils psychométriques, souvent utilisés sans considération pour leur contexte historique ou culturel.

Un multiculturalisme superficiel :

Bien que la psychologie interculturelle ait gagné en popularité, son application reste limitée. Goodman et Gorski (2015) soulignent que cette discipline est souvent perçue comme une “option” et non comme un pilier central de la formation en psychologie. Résultat ? Une reconnaissance de surface des différences culturelles, sans réelle transformation des pratiques ou des paradigmes dominants.

Un modèle hyper-individualiste de la détresse :

La psychologie occidentale met souvent l’accent sur l’individu, en isolant les problématiques personnelles des systèmes sociaux qui les influencent. Comme le note Younis (2022), cet individualisme exacerbé occulte l’impact des structures sociétales, politiques et culturelles sur la souffrance humaine. Prenons l’exemple d’une patiente musulmane victime d’islamophobie et de harcèlement au travail. Bien sûr, un psychologue pourra travailler avec elle sur son estime de soi et son image personnelle. Mais peut-on ignorer l’injustice systémique qu’elle subit ? La reconnaissance de cette injustice n’est-elle pas, en elle-même, un élément thérapeutique

Pour une justice thérapeutique

Décoloniser la psychologie, c’est reconnaître que la guérison ne peut être purement individuelle. C’est intégrer dans nos pratiques l’impact des dynamiques sociales et systémiques sur le bien-être des individus. C’est, enfin, redonner une voix et une légitimité aux savoirs et aux pratiques des cultures non occidentales. Car la psychologie n’appartient pas à une élite académique ou à une tradition spécifique : elle est le reflet de l’humanité dans toute sa diversité.

Décoloniser les savoirs

Après avoir entrepris de décoloniser nos esprits, il est tout aussi essentiel de décoloniser les savoirs. Cela signifie reconnaître, valoriser et intégrer les héritages et les perspectives souvent occultés des peuples non occidentaux dans les sciences humaines.

 

Héritages et histoires invisibilisés

Les figures emblématiques de la psychologie enseignées à l’université sont presque toujours des hommes blancs du XIXe ou XXe siècle. Mais la psychologie est-elle vraiment née aussi tard ? Absolument pas. L’histoire mondiale regorge de contributions majeures à la compréhension de l’esprit humain, pourtant invisibilisées en Occident.

Par exemple, dès le IXe siècle, Al-Rhazi, médecin persan, a fondé la première aile psychiatrique dans ce qui est aujourd’hui l’Irak, en prônant un traitement humain et éthique des patients. Abu Zayd Al-Balkhi, autre érudit musulman, a documenté les premiers concepts de troubles obsessionnels-compulsifs bien avant les théories modernes. De même, Al-Jahiz, un savant africain et arabe, a exploré des concepts proches du conditionnement, des siècles avant Pavlov.

Saviez-vous aussi que la pyramide des besoins de Maslow a été inspirée par les valeurs d’une tribu indigène d’Amérique du Nord, les Blackfoot ? Ces exemples montrent combien l’histoire des savoirs en psychologie a été biaisée par une perspective coloniale, qui occulte ou minimise les contributions non occidentales.

 

Ce que nous n’avons pas appris à l’université

Les cursus universitaires occidentaux ignorent souvent ces apports. Frantz Fanon, psychiatre martiniquais et penseur révolutionnaire, a exploré l’impact psychologique de la colonisation sur les peuples opprimés. 

Pourtant, combien d’étudiants en psychologie ont réellement étudié ses travaux ? La même question se pose pour des figures comme les médecins du système des Bimaristans du monde islamique, ou encore les approches spécifiques de la schizophrénie dans les sociétés asiatiques.

Pour décoloniser les savoirs, il est nécessaire de reconnaître ces histoires, non pas comme des anecdotes exotiques, mais comme des contributions fondamentales à la discipline. Cela implique une curiosité sincère et un véritable effort d’intégration dans les pratiques éducatives.

Décoloniser nos pratiques

Enfin, après avoir décolonisé nos esprits et nos savoirs, la prochaine étape n’est-elle pas de transformer les pratiques de la psychologie ? Comment intégrer concrètement ces réflexions dans le cadre thérapeutique pour créer des espaces réellement inclusifs et respectueux des spécificités culturelles ?

Pratiquer l’humilité culturelle

L’humilité culturelle repose sur l’idée que la connaissance est toujours en évolution. Les psychologues doivent accepter que les théories et les pratiques ne sont pas universelles, mais construites dans des contextes spécifiques. Être humble, c’est s’ouvrir à ce que nos patientes nous apprennent sur leur culture et leurs expériences, sans chercher à tout interpréter à travers le prisme des formations occidentales.

Cela passe par des questions simples mais profondes :

“Que signifie cette émotion ou cette souffrance pour vous dans votre contexte ?”

ou

“Quelles ressources culturelles ou religieuses vous soutiennent dans ces moments ?”

Collaborer avec les communautés

Décoloniser la pratique de la psychologie ne signifie pas rejeter tout ce qui vient des approches occidentales, mais les compléter et les adapter. Collaborer avec les communautés permet certainement d’enrichir les méthodes de la Psychologie. Cela peut inclure l’intégration de récits culturels, la valorisation des traditions religieuses ou encore la co-construction de solutions adaptées à chaque contexte.

L’Association Solidarité Féminine (ASF), fondée en 1985 à Casablanca, Maroc, par Aïcha Chenna, est une organisation non gouvernementale dédiée au soutien des mères célibataires en situation de précarité. ASF offre des formations professionnelles dans des domaines tels que la restauration, la pâtisserie et le hammam, permettant ainsi aux femmes de développer des compétences et de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. (Wikipédia)

Cette initiative met en lumière l’importance d’une approche collective et communautaire dans l’accompagnement des femmes en période post-partum, en particulier celles confrontées à des défis socio-économiques. En leur fournissant un environnement de soutien et des opportunités d’autonomisation, ASF contribue à réduire les risques de dépression post-partum et favorise le bien-être psychologique des mères.

Bien que des données spécifiques sur l’absence totale de dépression post-partum parmi les bénéficiaires ne soient pas disponibles, les témoignages et les résultats observés suggèrent une amélioration significative de la santé mentale et du bien-être des femmes accompagnées par l’association. Cet exemple illustre comment des initiatives communautaires peuvent transformer positivement la manière dont nous abordons la détresse psychologique chez les femmes en période post-partum.

Conclusion

La décolonisation de la psychologie est un processus non linéaire, un cheminement continu qui implique à la fois réflexion et action. Elle nous invite à réinterroger nos certitudes, à écouter d’autres voix et à valoriser la diversité des expériences humaines.

En tant que femmes, patientes et psychologues musulmanes, nous avons le pouvoir de créer des espaces thérapeutiques où l’on peut parler de souffrance collective, de discrimination, d’islamophobie ou encore de solitude. Nous devons également réapprendre à valoriser les dimensions communautaires de la guérison.

Et rappelons nous in shā Allah que ce n’est pas le manque de réponses qui est inquiétant, mais l’absence de questionnement et de remise en question. En cultivant l’humilité et la curiosité, nous pouvons transformer nos pratiques et participer activement à ce mouvement de décolonisation.

Cet article est inspiré des réflexions inspirantes de Nassima Mestari, psychologue clinicienne, lors du Premier Colloque Scientique du Reseau Mapsymusulmane et a été co-écrit en collaboration avec Sirine Sassi, Stagiaire Psychologue.

Sources :

Larousse. (s. d.). Coloniser. Dans Dictionnaire en ligne. Consulté le 31 octobre 2024 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/coloniser/17297#:~:text=1.,Anglais ont colonisé l’Australie.

Larousse. (s. d.). Décolonisation. Dans Dictionnaire en ligne. Consulté le 31 octobre 2024 sur https://www.cnrtl.fr/lexicographie/décolonisation#:~:text=Décolonisation%2C subst.,moindre inégalité (Perroux%2C%20%C3%89con.

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Larousse. (s. d.). Ethnocentrisme. Dans Dictionnaire en ligne. Consulté le 31 octobre 2024 sur

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ethnocentrisme/31406#:~:text=Tendance à privilégier les normes,pour analyser les autres sociétés.

Goldacre, B & Morley, J. (2022). Better, Broader, Safer: Using health data for research and analysis. A review commissioned by the Secretary of State for Health and Social Care. Department of Health and Social Care.

Goodman, R. D., & Gorski, P. C. (2014). Decolonizing “Multicultural” Counseling through Social Justice. Dans International and cultural psychology/International and cultural psychology series. https://doi.org/10.1007/978-1-4939-1283-4

Younis, T. (2023). The Muslim, State and Mind : Psychology in Times of Islamophobia. https://doi.org/10.4135/9781529791129

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